Histoire
Comment les Morisques pratiquaient leur religion sous l’Inquisition ?
Après la chute du royaume de Grenade en 1492, les musulmans d’Al Andalus furent persécutés par les Rois catholiques. Les Morisques, ces derniers musulmans de la péninsule ibérique eurent un destin tragique. Au départ, des méthodes douces furent employées pour les convertir au catholicisme puis vinrent les décrets d’interdiction de tout ce qui touche à la visibilité de l’islam jusqu’à leur expulsion totale en 1609. Le “roman des Andalous”, nouvel ouvrage des Editions Ribât revient sur cette période tragique de l’Histoire de la Oumma dans cet extrait que nous vous proposons de lire :
[Il n’aura donc fallu que sept ans aux Rois catholiques pour briser éhontément leurs promesses de tolérance originelles, et un quart de siècle supplémentaire pour renvoyer aux oubliettes de l’Histoire le statut des Mudéjars qui subsistait depuis parfois plus de quatre cents ans. Par l’épée et l’eau bénite, les derniers foyers d’Islam ostensible dans le pays ont été impitoyablement éradiqués et l’adhan ne résonne plus en aucun lieu de la péninsule, pour la première fois en près d’un millénaire.
Sous la surface, évidemment, la société musulmane est malgré tout déterminée à survivre tant bien que mal, et nombreux sont ceux qui ne comptent pas soumettre leurs âmes aux diktats de la Couronne et de l’Église. Pour le siècle à venir, les Morisques vont faire preuve d’une résilience hors du commun pour tenter de préserver leur monde en voie d’extinction et transmettre leur foi et leur culture à leur descendance – une résistance spirituelle et intellectuelle d’autant plus remarquable que les sanctions sont lourdes, souvent la mort, et que les musulmans du pays sont alors très largement coupés du reste de la Oumma.
L’émigration en terre d’Islam est de plus en plus difficile, si ce n’est impossible pour la majorité : ceux qui tentent la périlleuse aventure et se font prendre sont soumis à de terribles châtiments qui vont jusqu’à la pendaison. (…) Certains parviennent toujours à rejoindre l’eldorado maghrébin grâce à l’aide des corsaires d’Alger et d’ailleurs, mais la plupart n’ont pas cette chance et vivent de toute façon trop loin des côtes, patrouillées par des garnisons et milices chrétiennes.
En 910AH (1504), l’érudit malikite Ahmad ibn Abî Jum’ah prend acte de cette nouvelle situation et rédige, à la demande d’Andalous inquiets, sa fameuse fatwa d’Oran qui permet aux Morisques la pratique de la taqiyya – la dissimulation – et insiste sur la valeur de la niyya – l’intention – tout en multipliant les « astuces » juridiques. Puisque la voie de l’émigration, jusqu’ici considérée comme obligatoire pour tous ceux qui en avaient les moyens, est fermée, le savant invite les malheureux croyants à « s’accrocher à leur religion comme à une braise » et à pratiquer l’Islam comme ils le peuvent, et quand ils le peuvent : rejeter en leur cœur les sacrements catholiques auxquels ils sont contraints tout en proclamant en leur for intérieur le nom d’Allah, ressentir du dégoût sans le montrer lorsqu’on les force à boire de l’alcool ou manger du porc, accomplir les cinq prières quotidiennes durant la nuit, se purifier en plongeant dans la mer, une rivière ou par les ablutions sèches, mal prononcer le nom de Muhammad ﷺ lorsqu’ils sont forcés à insulter le Prophète ﷺ.
Cette fatwa, reproduite sur des milliers de manuscrits clandestins qui circulent de la main à la main, fait office de petit abrégé de la pratique musulmane pour des centaines de milliers d’âmes et voit la naissance d’une véritable société islamique souterraine et parallèle. Ses membres « neutralisent » les rites catholiques comme ils le peuvent : après le baptême, les nourrissons Morisques sont ainsi purifiés à l’eau chaude avant d’être accueillis en ce bien triste monde par les coutumes andalouses traditionnelles, en recevant un nom musulman et parfois en étant circoncis ; après l’enterrement, les corps des défunts musulmans sont souvent déterrés pour être proprement lavés selon les rites islamiques, revêtus d’un linceul et remis en terre dans le plus grand secret. Le moment de la mort est toujours une affaire complexe, puisque l’Église impose que les familles fassent appel à un prêtre pour que les mourants reçoivent l’extrême onction et fassent leurs dernières confessions – les contrevenants étant soumis à de lourdes sanctions. Les communautés Morisques voient donc de véritables épidémies de « morts subites » qui étonnent les autorités… Les musulmans se soustraient aussi à l’obligation de la messe et de la confession par tous les moyens, et il faut bien souvent les contraindre à s’y rendre manu militari, en leur imposant des amendes, des séances de flagellation, des confiscations de biens. Dans certains villages reculés, il est même fréquent que les enfants ne soient pas baptisés du tout et que l’on refuse d’observer les fêtes chrétiennes et le repos dominical. À l’église, les Morisques provoquent régulièrement l’hystérie des prêtres en refusant de faire le signe de croix, en détournant leurs visages au moment de la communion, en pinçant leurs enfants pour les faire pleurer et perturber les cérémonies. Et ils tentent d’observer le jeûne du ramadân comme ils le peuvent et sans attirer l’attention, accomplissent la prière seuls, avec leurs époux et enfants, parfois quelques voisins.
Peu à peu, les Morisques s’organisent aussi au-delà d’une simple résistance individuelle ou familiale. Passé le choc des conversions forcées, des réseaux d’alfaquis itinérants se forment et parcourent les communautés crypto- musulmanes du pays dans la plus grande clandestinité – souvent, ironiquement, en se faisant passer pour des pèlerins chrétiens. Les musulmans de la péninsule n’ont plus de mosquées, plus d’institutions, plus de livres, plus d’État, plus d’existence légale ; mais ils ont encore nombre d’hommes dévoués qui sont prêts à risquer leur vie – ceux qui sont arrêtés sont brûlés vifs – pour assurer leur survie culturelle et religieuse. Ces alfaquis copient inlassablement, à la main, toute une littérature clandestine écrite en arabe ou, de plus en plus, en aljamiado (1) : des extraits du Coran accompagnés de leur tafsîr, de petites épîtres de fiqh, des résumés de la Sîrah (biographie) du Prophète ﷺ, des réfutations du christianisme, des récits de pèlerinages, que l’on cache sous le tapis ou dans des cavités creusées à cet effet. L’Histoire islamique est un sujet dont les Morisques sont particulièrement friands – comme leurs ancêtres andalous l’avaient toujours été. Lors de rassemblements secrets, l’on se délecte donc des biographies de ‘Alî ibn Abî Tâlib, de Khâlid ibn al-Walîd ou des grands Omeyyades de Cordoue ; au coin du feu, les parents lisent à leurs enfants de vieilles légendes andalouses narrant les aventures de héros musulmans investis de pouvoirs surnaturels.
Le « Jeune Homme d’Arévalo », un Mudéjar anonyme de Castille, est sans doute l’érudit le plus célèbre et le plus prolifique de cette ère tragique : auteur de trois ouvrages majeurs en aljamiado, dont un tafsîr et un traité mêlant fiqh et hadîth, c’est aussi un grand voyageur qui parcourt clandestinement le pays à la recherche de l’âme perdue d’al-Andalus. Polyglotte maîtrisant le castillan, l’arabe, l’hébreu, le grec et le latin, fin connaisseur de la littérature chrétienne comme des classiques islamiques, il semble mener une sorte de quête spirituelle à travers le pays et multiplie les réunions clandestines. Ses récits de voyages, où il narre ses rencontres et discussions avec les alfaquis et notables, révèlent l’état d’esprit profond des Morisques soumis à un interminable calvaire : l’oppression chrétienne est une épreuve pour la Foi autant qu’un châtiment pour leurs péchés ; si les musulmans parviennent à l’endurer, ils en seront récompensés par le secours des Ottomans et une nouvelle conquête du pays qui culminera par le triomphe universel de l’Islâm. C’est d’ailleurs le thème de toute une littérature très particulière, les jofores, de petits textes enflammés qui entretiennent l’espoir un peu fou d’une renaissance d’al-Andalus et consolent leurs lecteurs du bien triste présent. Les œuvres du « Jeune Homme d’Arévalo », très populaires, seront en tout cas copiées et transmises sous le manteau jusqu’à l’expulsion des Morisques, accompagnées de contes promettant la délivrance finale après l’épreuve…
Les femmes sont particulièrement impliquées dans la préservation familiale de la Tradition, mais aussi dans les actes publics de résistance. À Madrid, l’une d’entre elles est ainsi arrêtée après avoir répondu avec panache à des Vieux-Chrétiens qui l’insultaient : « Mon père et ma mère étaient des Maures et sont morts comme des Maures ; je suis aussi une Mauresque et je mourrai comme telle ! » 2 Et les tentatives d’interdire le niqâb provoquent, de temps à autre, de véritables émeutes. La situation fluctue également d’une région à l’autre. En Castille, les Morisques se retrouvent régulièrement dans des réunions clandestines où l’on parle et chante arabe en utilisant les anciens noms musulmans des uns et des autres. Dans la région de Valence, où les seigneurs chrétiens ont toujours été les plus tolérants, les musulmans vivent parfois « comme à Fès » et bénéficient de nombreuses complicités de la noblesse féodale. Le duc de Segorbe permet ainsi à une école islamique de fonctionner presque ouvertement sur ses domaines, tandis que l’amiral d’Aragon, Sancho de Cardona, sera même jugé et condamné par l’Inquisition pour avoir permis à ses vassaux morisques de construire une mosquée, aidé d’autres à émigrer au Maghreb et les avoir généralement incités à résister aux efforts de conversion ; il semble même que sa foi chrétienne ait été très douteuse, puisqu’il n’allait jamais à la messe, au grand effroi du clergé… C’est aussi dans la même province que des alfaquis organisent, chaque nuit du vendredi dans la cour de leur maison, de véritables congrégations de prière qui rassemblent des dizaines d’hommes et de femmes réunis en grande tenue pour honorer l’obligation du jumu’âa. Et un peu partout, des rendez-vous clandestins rassemblent amis et voisins qui récitent le Coran ou prient ensemble…]
Notes
1. Le terme désigne l’écriture des langues latines – essentiellement le castillan et le catalan – en caractères arabes.
2. Cité par Louis Cardaillac dans : ‘Morisques et chrétiens : un affrontement polémique’.
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