Histoire

Süyümbike, l’héroïne de Kazan

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Parmi les femmes ayant marqué le monde musulman par leur courage, il y a Süyümbike. Pour connaître son histoire, je vous invite à plonger dans le récit aussi passionnant que méconnu des steppes de l’Europe orientale. Ce texte est un petit peu long, mais vous ne regretterez pas de l’avoir lu.

Fille d’un puissant Khan Tatar des Nogay, elle naquît en 1516, année durant laquelle le Sultan ottoman Yavuz Selim se rend maître du Proche Orient. Si la première moitié du XVIeme siècle rime avec l’apogée de maison d’Osman, les régions musulmanes des steppes d’Europe orientale connaissent un tout autre destin, marqué par les débuts de l’expansionnisme russe. En effet, alors que les troupes de Suleyman le Magnifique font flotter leur étendard des confins du désert algérien aux plaines de la Mésopotamie, en passant par les vallées encastrées des Balkans et font tonner leurs canons aux portes de Vienne, plus au Nord les Russes profitent des divisions occasionnées par la dislocation de la Horde d’Or réunifiée un siècle plus tôt par le tumultueux Toktamış Han pour accroître leur territoire. Nous sommes en pleine période des guerres russo-kazaniennes.

Malgré une éprouvante défaite lors de la bataille de Suzdal en 1445 devant les armées Tatares, les Russes ne renoncent pas à vouloir déposséder le Khanat de Kazan, entité politique qui bloque leur extension vers l’Est, de ses territoires.

A cette époque, les peuples Tatares ont perdu leur hégémonie sur la principauté de Moscou et sont divisés en plusieurs khanats : le khanat de Sibir, qui donnera son nom à la Sibérie, le khanat d’Astrakhan qui débouche sur la mer Caspienne, le khanat de Crimée, vassalisée par l’empire Ottoman sous Mehmet II le Conquérant qui prive les khans de Kazan d’un précieux accès à la mer Noire, le khanat Kazakh qui deviendra plus tard le Kazakhstan, le khanat des Nogay et le khanat de Kasim, état tampon entre ce qui n’est encore que la Moscovie et le puissant khanat de Kazan. Voisin immédiat des Russes, la politique kazanienne est minée par les divisions entre factions pro et anti-russes. La faction pro-russe, postérieurement appelée « partisans de la Paix », était menée par Şahgali, fils de Sheikh Allahyar, Khan de Kasim vassalisé par Moscou et petit-neveu d’Ahmed Han bin Küçük, grand Khan de la Horde d’Or qui avait laissé s’échapper Moscou de son autorité. La faction anti-russe, partisane de la guerre contre Moscou et postérieurement appelée « faction patriote », était menée par les différents khans de Kazan notamment Sahib Giray et Safa Giray.

Lorsque Sahib Giray fut porté au pouvoir en 1519, celui-ci ne put occuper son trône qui avait été accaparé par Şahgali de Kasim. Deux ans plus tard, il fait fuir ce dernier et entame une campagne militaire qui finit dans les faubourgs de Moscou. Sans doute lassé par querelles intestines qui menacent son État, Sahib Giray laisse le pouvoir à son neveu Safa Giray, et se retire sur les territoires de l’empire Ottoman où il sera nommé par Suleyman le Magnifique en personne khan de Crimée.

Safa Giray prend donc le pouvoir et, alors qu’il n’est âgé que de 13 ans, doit affronter une lourde armée envoyée par Vassili III qui marche sur Kazan. Les russes sont défaits mais ils n’en restent pas là. Quelques années plus tard, en 1530, ils lancent un raid sur Kazan qui contraint Safa Giray à se retirer du pouvoir en Crimée.

Le pouvoir moscovite nomme alors Can Gali Han en 1532 à la tête du khanat. Khan de Kasim, fils d’un ancien khan de Kasim et plus jeune frère de Şahgali auquel il avait succédé, sa nomination permet d’étendre l’influence russe. Le pouvoir est en réalité entre les mains de Gavharşat, sa belle-mère qui joue le rôle de régente. Celle-ci n’était autre que sa belle-mère, veuve de Sheikh Allahyar et la sœur de Muhammed Emin, ancien khan de Kazan pro-Russe.
Pour renforcer son ancrage local, en 1533 on lui donne en mariage notre fameuse Süyümbike. Fille de Yusuf Mirza, un khan parmi les khan des Nogay, elle est reconnue pour sa beauté et son intelligence. Âgée de seulement 17 ans, elle devient la « première dame » d’un État mis sous pression par les Russes.

Son époux manipulé par sa belle-mère mène une politique qui ne va que dans les intérêts de Moscou. Une situation insoutenable pour la population dépositaire de l’héritage glorieux de la Horde d’Or. En 1535, le peuple se révolte et la noblesse locale fait exécuter Can Gali après l’avoir destitué. Ce coup d’État permet à Safa Giray de revenir au pouvoir.

En 1536, suite au décès de sa quatrième épouse, il se décide d’épouser Süyümbike. En effet, fin connaisseur du jeu politique et conscient de la nécessité d’avoir beaucoup d’alliés, Safa Giray était marié avec la fille d’un khan d’Astrakhan et la fille d’un khan de Sibir. Épouser Süyümbike, fille d’un khan Nogay, lui permettrait de le lier davantage avec eux. Mais contre toute attente, celle-ci refusa d’être une simple co-épouse et conditionna son mariage au divorce des précédentes épouses. Cette décision mit Safa Giray dans l’embarras car ce genre d’attitude en plus d’être peu courante paraissait déplacée. Qu’est-ce qui pouvait pousser cette jeune veuve téméraire à l’adopter ? Craignait-elle les manigances de ses coépouses où était-elle simplement jalouse ? Nul ne le sait. Ce que l’on sait, c’est que Safa Giray divorça pour elle, et que de leur union la lutte contre la principauté de Russie allait s’intensifier.

La tension avec la principauté de Moscou était en effet à son comble. Le pouvoir princier tenta à tout prix de mettre au pouvoir un khan acquit à sa cause. Safa Giray répliqua. Il se lance dans de nombreuses campagnes entre 1538 et 1546, tandis qu’au palais Süyümbike, qui prit le titre de Hanbike, galvanisa les esprits dans la lutte contre l’ennemi. Cette année là, la faction pro-russe profita du départ en campagne de Safa Giray pour instituer le retour au pouvoir de Şahgali, contraignant le couple combattant à se retirer en territoire Nogay. Le répit est de courte durée pour Şahgali. A peine 4 mois. Safa et son épouse reviennent en force avec une armée de Nogay, alors que deux armées russes rôdent non loin de la capitale du Khanat.

A peine son trône retrouvé, il doit affronter une armée russe menée par Ivan le Terrible en personne qui doit rebrousser chemin. Vainqueur, il décède cependant trois ans plus tard en 1549 dans des circonstances mystérieuses, alors que son fils Ötemish Giray n’est âgé que de deux ans.

C’est alors que Süyümbike prit le pouvoir. Les russes s’attendaient à ce qu’elle cède. C’était mal la connaître. Contre toute attente, elle continua la politique de son défunt mari, ce qui ne manqua pas de déclencher l’ire d’Ivan le Terrible. A la fin de l’année 1549, il se mit en marche avec son armée forte de 150.000 hommes et de plusieurs pièces d’artillerie. Le 14 février 1550, Kazan est assiégée. Son armée fait face à toute la détermination de Süyümbike. Elle mène la bataille comme 100 hommes. Yvan le Terrible doit retourner à Moscou les mains vides, encore, mis a défaut par la force et le charisme d’une seule femme qui a eu l’audace de l’affronter et le battre.

Conscient que ses armes et ses armées ne parviendraient pas à défaire Süyümbike, il utilisa sa dernière flèche : les dissensions internes à l’intérieur du palais. À cette époque, les nobles Tatars, qu’on appelle aussi les mirza, étaient divisés sur la question russe. Ceux de Kazan étaient pour la paix, tandis que ceux de Crimée étaient pour la guerre. Minoritaires et mis sous pression, un certain nombre des mirza de Crimée quittèrent la ville.

Alors qu’Ivan le Terrible s’était remis en chemin avec son armée, 300 mirza de Crimée furent arrêtés en chemin par les troupes russes qui les massacrèrent. Entendant cela, les mirza de Kazan, plutôt que d’aller porter la nouvelle à Süyümbike pour organiser la riposte, envoyèrent une délégation à Yvan le Terrible. Celui-ci ne voulut conclure la paix que sous deux conditions : le retour de Şahgali au pouvoir et l’envoi de Süyümbike ainsi que de son fils aux russes.
Ils ne le savaient pas encore, mais ils venaient de participer à l’une des plus grosses trahisons de l’histoire. Une trahison qui allait bientôt se répercuter sur eux, puis sur l’ensemble des Tatars ainsi que le monde islamique dans sa globalité.

L’expulsion de Süyümbike de Kazan. (crédit : Firinat Khalikov)

À peine, Süyümbike et son fils livrés, les russes commencèrent à passer le peuple de Kazan sur le fil de l’épée, des dizaines de milliers de Tatars périrent, les bibliothèques de la ville furent incendiées, les mosquées pillées, et la ville fut donnée aux colons russes. Les mirza perdirent leur titre de propriétés, les oulama se firent massacrer également, tandis que les institutions islamiques furent rayées de la cartes Les Tatars sont littéralement génocidés par la prise de Kazan. Les Russes quant à eux, galvanisés par leur succès, continuent leur chevauchée à travers les steppes. En 1556, ils éteignent à coup de canon les dernières poches de résistance et fondent sur le khanat d’Astrakhan. Trente ans plus tard, ce sera le tour du khanat de Sibir. C’est le début de la colonisation russe de l’Asie centrale musulmane qui verra l’extinction de toute une civilisation.

Süyümbike quant à elle, subit l’exil forcé à Moscou, où elle séparée de son fils. Ivan le Terrible fait baptisé le prince Ötemiş au monastère de Chudovo et lui donne le nom d’Alexandre. Il mourut jeune, enterré en tant que chrétien dans la cathédrale d’Arkhangelsk aux côtés de membres de la famille du monarque.

Süyümbike subit l’ignominie d’être livrée au collaborateur Şahgali, où elle demeure prisonnière, contrainte à cause de la trahison des siens à passer le reste de sa vie avec quelqu’un qu’elle n’a jamais aimé. Le régime tsariste fit tout pour faire tomber dans l’oubli le souvenir de cette femme résistante qui eut l’outrecuidance d’affronter Ivan le Terrible, jusqu’à taire son lieu d’inhumation. Aujourd’hui encore, l’endroit de la tombe de cette femme héroïque musulmane est inconnu, même si certains historiens pensent qu’elle est enterrée aux côtés de Şahgali.

Cependant, les Tatars honorèrent sa mémoire et nommèrent l’un des plus somptueux monuments de la ville du nom de leur Hanbike : le minaret de Süyünbike.

J’ai voulu partager cette histoire avec vous car il ne semble pas possible de comprendre les souffrances du monde musulman d’aujourd’hui sans comprendre la lutte de ceux qui ont lutté pour l’indépendance, connaître leur nom et leur histoire.

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