Histoire
Musulmans et Européens : les Banû Qâsî
C’est une formidable saga qui jette un regard nouveau sur les relations historiques entre l’islam & l’Europe : c’est celle de la première dynastie musulmane « indigène » du Vieux Continent, les fils de Cassius, qui vont devenir les Banû Qâsî, une grande famille muladie d’al-Andalus qui va allier dans sa descendance le sang de Quraysh & de l’aristocratie germanique. Pendant plus de deux siècles, de la conquête musulmane de la péninsule ibérique à la naissance du califat de Cordoue, ces descendants de Wisigoths & de Vascons vont étendre leur émirat semi-autonome depuis leur capitale de Tudèle, en Navarre, et jouer un rôle politique & militaire de premier plan dans le nord d’al-Andalus, aux frontières du monde chrétien, alternant périodes de collaboration fructueuse & de conflits avec les Omeyyades de Cordoue. Leur destin souligne plus généralement celui des muladis, ces populations indigènes d’Europe converties à l’islam.
Tout commence en 712, lorsque les armées arabo-berbères de Musa ibn Nusayr, après avoir écrasé et démantelé le royaume wisigoth, atteignent la vallée de l’Èbre, dans le nord de la péninsule : le Comte Cassius, noble wisigoth et propriétaire terrien influent dans la région, se convertit à l’islam et devient vassal du califat, en échange de la conservation de ses domaines. Mieux : il se rend à Damas en compagnie de son fils aîné Fortunius Cassius (qui devient Fortun ibn Qâsî) et du général Musa ibn Nusayr, afin d’y faire allégeance en personne au calife al-Walid 1er.
Le clan des Banû Qâsî étend ensuite progressivement son pouvoir tout au long de ce siècle en accordant un soutien sans failles aux émirs de Cordoue, alors en proie à de fréquentes querelles internes entre Arabes et Berbères, et en sécurisant les frontières Nord du dar al-islam face aux royaumes chrétiens des Asturies & des Francs. Le patriarche Cassius donne une légitimité nouvelle à sa dynastie familiale en mariant son fils, Fortun ibn Qâsî, à ‘Aisha bint ‘Abd al-‘Aziz, qui est à la fois la petite-fille de Musa ibn Nusayr, la fille d’Egilona, la veuve du dernier roi wisigoth Rodéric, et surtout l’arrière-arrière-petite-fille du troisième calife ‘Uthman ibn Affan (RA). Il élabore une relation avec les Omeyyades fondée sur une reconnaissance mutuelle : allégeance en échange de l’autonomie en tant que walis, ou gouverneurs régionaux.
Ce prestige ainsi acquis & les services rendus à Cordoue vont permettre aux Banu Qâsi de prendre l’ascendant sur les autres familles muladies de l’Èbre (surtout les Banu Amrus) : ainsi, lorsque Fortun prend la succession de son père, il hérite à la fois des possessions de son père et est nommé wali de Saragosse, la grande ville du Nord, au nom du califat omeyyade de Damas. En 770, son fils Musa ibn Fortun lui succède : il choisit de poursuivre dans un premier temps l’alliance stratégique avec l’émir de Cordoue Hisham 1er, qu’il soutient contre la révolte des Banû Husayn en 788, tout en conditionnant son aide à l’élargissement de ses domaines & de son autonomie. Il parvient à capturer & tuer le chef des rebelles Sa’id ibn al-Husayn : en échange, l’émir va faire des Banû Qâsî la famille la plus puissante de la région. Mais il se rebelle contre le nouvel émir de Cordoue al-Hakam 1er en 796, trois ans plus tard, son fils Mutarrif ibn Musa, wali de Pampelune, est tué lors d’une révolte chrétienne financée par Charlemagne, et il est finalement assassiné en 802.
Entre temps, de son union avec Oneca, veuve et également mère du futur roi (chrétien) de Pampelune, était né un fils : Musa ibn Musa, qui est donc à la fois descendant de l’aristocratie wisigoth, de la noblesse basque, de Quraysh, du conquérant d’al-Andalus Musa ibn Nusayr et du noble Compagnon ‘Uthman ibn Affan (RA), demi-frère du roi de Pampelune et accessoirement époux de la nièce du roi de Navarre. Avec un tel sang dans ses veines, il ne pouvait qu’être promis à un grand destin : et c’est en effet avec lui que les Banû Qâsî vont parvenir à l’apogée de leur pouvoir. Il revient d’abord dans la soumission à Cordoue que son père avait quittée, mène plusieurs campagnes à ses côtés contre les seigneurs chrétiens du Nord, et participe aux côtés des Basques à la fameuse bataille de Roncevaux contre les Francs.
Néanmoins, vexé par l’éviction d’un de ses cousins d’un haut poste, il reprend la rébellion contre le pouvoir de Cordoue en 842 : le conflit va durer 10 ans, pendant lesquels Abd al-Rahman II multiplie les expéditions punitives sur ses terres sans toutefois pouvoir venir à bout de ses velléités de résistance. Les deux hommes se réconcilient finalement en 852, et Abd al-Rahman confirme Musa ibn Musa dans ses terres & ses titres.
À compter de cette date, l’émir des Banû Qâsî va se consacrer entièrement au jihâd contre les princes chrétiens du Nord : il défait les armées d’Asturies et d’Aquitaine à la bataille d’Albelda, étend son contrôle sur la région de la Rioja, attaque les seigneurs catalans à Barcelone, laisse passer un raid viking contre le roi de Pampelune à travers ses terres, et obtient de Cordoue le titre de wall de Saragosse et de la Marche Supérieure. L’extension territoriale de son émirat est alors à son apogée, au point qu’il se fait appeler « troisième roi d’Espagne », aux côtés du roi d’Asturies & de l’émir de Cordoue, et se permet d’installer son fils Lubb ibn Musa comme wali de Tolède, l’ancienne capitale wisigoth, après y avoir écrasé une révolte chrétienne soutenue par les rois du Nord.
Le décès de Musa ibn Musa, après deux lourdes défaites face aux rois chrétiens et à son rival et voisin le wall berbère de Guadalajara, marque le début du déclin de la dynastie. C’est son fils Lubb ibn Musa qui lui succède : fait prisonnier lors d’une des révoltes de son père, il a été élevé à la cour de l’émir de Cordoue Abd al-Rahman II et a retrouvé la liberté en menant victorieusement une campagne militaire contre les Normands qui ravageaient la côte atlantique d’al-Andalus; il a ensuite souvent joué le rôle d’intermédiaire entre les deux hommes. Durant les dix premières années, Lubb ibn Musa & ses frères restent fidèles à Cordoue, en acceptant une diminution de leurs domaines : ils finissent par se révolter en 871 pour retrouver leurs fiefs, et occupent Saragosse, Huesca & Tudèle. Mais attaqués simultanément par les rois chrétiens du Nord coalisés & divisés par les dissensions internes, ils mènent leur dynastie à la ruine, et Lubb meurt d’un accident de chasse en 875.
Son fils Muhammad ibn Lubb défait d’abord son oncle Isma’il ibn Musa pour s’assurer l’unité de son clan, puis résiste aux campagnes de l’émir de Cordoue, reprend Saragosse, soumet tout le nord-est d’al-Andalus, et relance le jihâd contre le Royaume de Castille, avant de se soumettre à nouveau à l’émir ‘Abd Allah de Cordoue, avec qui il défait une large coalition chrétienne à Castro Sibiriano. Puis il se lance dans une guerre de sept ans contre son voisin, l’émir des Banu Tujib voisins, de Saragosse : il meurt au pied de la ville en l’assiégeant en 898. Son fils, Lubb ibn Muhammad, poursuit le siège de son père avant d’être tué lors d’une attaque contre le royaume chrétien de Pampelune en 907. Les terres des Banû Qâsî sont alors submergées par leurs rivaux locaux, et ils perdent presque toutes leurs positions au profit des Banû Tujib, avant que le premier calife de Cordoue, ‘Abd al-Rahman III, ne leur enlève leurs dernières fonctions & ne les force à le suivre jusqu’à la capitale.
Ainsi s’achevait la saga des Banû Qâsî.
Mais au-delà de leurs péripéties personnelles, cette dynastie représente le destin des muladis, ou muwallad, ces Hispano-Romains & Wisigoths convertis à l’islam (et/ou métissés avec des Arabo-Berbères) lors de la conquête d’al-Andalus par le califat. Ces conversions, encouragées par les Omeyyades mais jamais forcées, se multiplient jusqu’au 10ème siècle, où une vague massive d’islamisation voit la majorité des habitants de la péninsule embrasser la foi de Muhammad ﷺ. En devenant des mawalis, des clients d’une tribu arabe, de nouveaux horizons s’offrent à eux : l’accès à la culture arabo-islamique qui est alors la plus raffinée du monde, mais aussi de nouvelles coutumes, conditions de vie & positions sociales; partout dans le pays, les muladis obtiennent des postes-clés dans l’administration, la justice ou l’armée, et ils deviennent fréquemment riches & puissants par le commerce & la politique.
À la cour des Banû Qasî comme dans le reste d’al-Andalus, l’arabe andalou côtoie le mozarabe, qui est une forme de latin médiéval, et, moins fréquemment, le berbère & le basque. On retrouve cette dualité culturelle jusque dans le choix « mixte » des prénoms des Banû Qâsî : arabes, comme Muhammad ou Musa, d’origine latine comme Awriya ou Lubb, ou encore basques comme Garshiya. L’islam y est religion d’État, tout en laissant une large autonomie – dans le cadre de la dhimma – aux communautés chrétiennes mozarabes & juives locales, et il n’est pas rare que les hommes des dynasties musulmanes épousent des femmes des dynasties chrétiennes voisines : ainsi, ‘Abd al-Rahman III, le premier calife de Cordoue, est le fils d’une concubine basque & le petit-fils de la fille du roi de Navarre.
Au sein de la population, les mariages mixtes, fréquents au sein de ce véritable bouillon de cultures qu’est al-Andalus, vont progressivement faire s’atténuer les différences culturelles pour se fondre dans une identité « arabo-andalouse ». Mais si certains en oublient leurs arbres généalogiques, beaucoup continuent à afficher fièrement leurs origines ethniques romaines ou wisigoths : ainsi des Banû Qâsî, mais également des Banû Angelino ou des Banû Sabarico de Séville, ainsi que de tous ceux qui continuent à accoler le titre « al-Quti » (le Goth) à leur nom, des siècles durant. Ainsi, n’en déplaise aux chantres modernes d’une « civilisation judéo-chrétienne » qui serait intrinsèquement incompatible avec l’islam, force est de constater que la foi de Muhammad ﷺ & l’Europe ont su à travers l’Histoire s’allier à merveille pour former ce qui fut alors le phare culturel de l’humanité pendant plusieurs siècles…