Histoire

Anselm Turmeda, récit d’un prêtre andalou converti à l’islam

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Né en 1355 à Palma et décédé en 1423 à Tunis, Anselm Turmeda devenu Abdallah at-Tarjuman après sa conversion à l’islam, est un écrivain et traducteur majorquin. Initialement membre de l’ordre des franciscains, il étudie à Paris puis à Bologne. Autour de 1385, il part à Tunis et finit par se convertir à l’islam, à l’âge de 35 ans, devant le sultan hafside de Tunis, Abû al-`Abbâs Ahmad al-Mustansir.

Durant sa vie, il écrit divers ouvrages en catalan et en arabe dont “Le Présent de l’homme lettré pour réfuter les partisans de la croix” (autobiographie écrite en arabe sous le titre de تحفة الأريب في الرد على أهل الصليب). Dans cette autiobiographie, il raconte son cheminement vers l’islam qui l’a mené de Majorque jusqu’à Tunis.

«Sachez que je suis originaire de Majorque, une belle ville en bord de mer sise entre deux montagnes et séparée par une petite vallée. C’est une ville commerçante, qui compte deux ports. De grands navires marchands y jettent l’ancre, apportant diverses marchandises. La ville est située sur l’île qui porte son nom – Majorque – et l’on y retrouve de très nombreux figuiers et oliviers. Mon père était un homme très respecté, dans cette ville, et j’étais son fils unique.Quand j’avais six ans, mon père m’envoya chez un prêtre qui m’enseigna l’Évangile et la logique; cette instruction s’étala sur six années. Par la suite, je quittai Majorque et me rendis dans la ville de Larda, dans la région de Castille, qui était le centre d’enseignement chrétien de la région, à l’époque. Entre mille et mille cinq cents étudiants y étaient réunis. J’y étudiai l’Évangile dans sa langue d’origine durant quatre autres années. Puis, je partis pour Bologne. Bologne est une très grande ville et chaque année, près de deux milles étudiants s’y rassemblaient, venant de plusieurs endroits différents. Ils étaient vêtus de tissus rêches qu’ils appelaient la « clameur de Dieu ». Chacun d’entre eux, fut-il le fils d’un ouvrier ou le fils d’un juge, était enveloppé de ce vêtement afin de se distinguer, en tant qu’étudiant. Seuls les prêtres enseignaient, et ils avaient le plein contrôle sur les étudiants. J’habitais dans l’église avec un prêtre assez âgé. Vu son érudition, sa piété et son ascétisme qui le distinguaient des autres prêtres, il était très respecté. Des gens de partout venaient lui poser des questions ou lui demander conseil, même des dirigeants et des rois qui, par la même occasion, lui apportaient des cadeaux de toutes sortes dans l’espoir qu’il les accepterait et leur accorderait sa bénédiction. Ce prêtre m’enseigna les principes et les règles du christianisme. Je devins très proche de lui ; j’étais à son service et l’assistais dans ses tâches. Je devins l’un de ses assistants à qui il accordait le plus sa confiance, au point où il me confia les clefs de ses appartements et des réserves de nourriture et de boisson. La seule clef qu’il ne partageait pas avec moi était celle de la petite chambre où il dormait. Je crois, mais Dieu sait mieux, qu’il gardait là ses trésors personnels.

Durant dix années, je fus à la fois son étudiant et serviteur ; puis, il tomba malade, au point de n’être plus en mesure d’assister aux réunions avec les autres prêtres. Durant son absence, les prêtres discutèrent de divers sujets et, un jour, ils abordèrent celui des paroles suivantes, que Dieu a transmises aux hommes par l’intermédiaire de Jésus, dans l’Évangile : « Et moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre consolateur [Paraclet]… » (Jean 14 :16). Ils débattirent longuement sur ce Paraclet et sur la personne à laquelle il faisait référence parmi les prophètes. Chacun donna son opinion en fonction de son savoir et de la compréhension qu’il avait du sujet, et la réunion se termina sans qu’ils se fussent mis d’accord. Je retournai chez mon prêtre et, comme il en avait l’habitude, il m’interrogea sur les sujets dont avaient discuté ses collègues, ce jour-là. Je lui rapportai les échanges qui avaient eu lieu au sujet du Paraclet et la divergence d’opinion entre les prêtres, qui n’avaient pu parvenir à un accord. Il me demanda ce que j’en pensais personnellement. Je lui donnai mon opinion, qui était en fait basée sur l’interprétation d’un exégèse bien connu. Il me dit que j’avais presque raison, comme certains autres prêtres, et que tous les autres avaient tort.

Mais il ajouta : « Toutefois, la vérité est différente de tout ce que vous avez pu avancer. Cela parce que l’identité de ce noble Paraclet n’est connue que d’un petit nombre d’érudits. Et nous ne possédons que peu de savoir… ». Je tombai à genoux et embrassai ses pieds et dit : « Monsieur, vous savez que j’ai voyagé et que je suis venu jusqu’à vous d’un pays lointain ; je suis à votre service depuis plus de dix ans et j’ai acquis un savoir important, alors je vous en prie, dites-moi la vérité sur le Paraclet. » Le prêtre se mit à pleurer et dit : « Mon fils, par Dieu tu m’es très cher pour m’avoir si bien servi et avoir pris soin de moi avec un tel dévouement. Si je te dis la vérité sur ce nom, tu y trouveras un grand bienfait, mais un danger te guettera. Et je crains, une fois que tu sauras la vérité, que si les chrétiens l’apprennent, ils tentent de te tuer sur-le-champ. » Je dis : « Par Dieu, par l’Évangile et par celui qui a été envoyé avec, je ne dirai jamais un mot de ce que vous m’apprendrez; je le garderai au fond de mon cœur. » Il dit : « Mon fils, lorsque tu es arrivé ici, en provenance de ton pays, je t’ai demandé si tu avais vécu près des musulmans, s’ils avaient organisé des attaques contre vous et vous contre eux. Je t’ai posé ces questions pour connaître ton degré de haine envers l’islam. Sache, mon fils, que le Paraclet est en fait leur prophète, Mouhammed, à qui a été révélé le quatrième livre, tel que mentionné par Daniel. Sa voie est la voie droite et claire mentionnée dans l’Évangile. »

Je dis : « Dans ce cas, monsieur, que dites-vous de la religion des chrétiens ? » Il dit : « Mon fils, si ces chrétiens suivaient toujours la religion transmise à l’origine par Jésus, alors ils suivraient la religion de Dieu ; car la religion de Jésus et de tous les autres prophètes est la véritable religion de Dieu. Mais ils l’ont modifiée et sont devenus mécréants. » Je lui demandai : « Mais alors, monsieur, comment s’en sortir ? » Il me dit : « Ô mon fils, embrasse l’islam! ». Je lui demandai : « Celui qui embrasse l’islam sera-t-il sauvé ? » Il dit : « Oui : en ce monde et dans l’au-delà. »
Je dis : « La personne avisée fait les bons choix pour elle-même; si vous connaissez, monsieur, les bienfaits de l’islam, alors qu’est-ce qui vous empêche de l’adopter ? » Il répondit : « Mon fils, Dieu Tout-Puissant ne m’a fait connaître la vérité sur l’islam et le prophète Mohammed qu’au moment où j’étais déjà vieux et que mon corps s’était déjà affaibli. Oui, nous n’avons aucune excuse nous chrétiens ; au contraire, la preuve de Dieu a été établie contre nous. Si Dieu m’avait fait connaître cette vérité quand j’avais ton âge, j’aurais tout laissé tomber et j’aurais embrassé la religion de vérité. L’amour de ce bas monde est à la source de tout péché. Vois comme je suis estimé, loué et honoré par les chrétiens, et vois comme je vis dans l’abondance et le confort! Considérant ma position, si je démontrais la moindre inclination vers l’islam, ils me tueraient immédiatement. Même en supposant que j’arrive à leur échapper et à me rendre en terre d’islam, les musulmans me diraient que ma conversion à la religion qui me sauvera du châtiment de Dieu n’est pas une faveur que je leur fais à eux, mais à moi-même d’abord et avant tout. Je vivrais donc parmi eux comme un pauvre vieux de quatre-vingt-dix ans, sans connaître leur langue, et je mourrais de faim parmi eux. Je suis – gloire à Dieu – sur la voie du Christ et de son message, et Dieu le sait. »

Je lui demandai alors : « Me conseillez-vous d’aller en terre d’islam et d’adopter leur religion ? » Il me dit : « Si tu es avisé et que tu souhaites trouver le salut, alors cours vers ce qui t’apportera le succès dans cette vie et dans l’au-delà. Mais, mon fils, nul ne doit être mis au courant de cette affaire : elle reste entre toi et moi, efforce-toi d’en garder le secret. Si la chose est révélée et que les gens l’apprennent, ils te tueront immédiatement et contre eux, je ne pourrai rien pour toi. Il ne t’avancera à rien non plus d’aller leur dire ce que tu as entendu de ma part au sujet de l’islam, ou de leur faire savoir que je t’ai encouragé à devenir musulman, car je nierai tout. Ils me croiront avant de te croire, toi. Alors quoiqu’il advienne, n’en souffle mot à personne. » Je lui promis de ne rien révéler et il parut satisfait de ma promesse.

Je fis mes préparatifs pour le voyage et j’allai lui faire mes adieux. Il pria pour moi et me donna cinquante dinars d’or. Je pris un bateau jusqu’à Majorque, où j’allai passer six mois avec mes parents. Puis je me rendis en Sicile, où je demeurai cinq mois, attendant un bateau qui partirait pour un pays musulman. Finalement, un bateau arriva et repartait pour Tunis. Nous partîmes avant le crépuscule et atteignîmes le port de Tunis le jour suivant à midi. Lorsque je descendis du bateau, des membres officiels de la communauté chrétienne, qui avaient entendu parler de mon arrivée, vinrent m’accueillir. Je vécus avec eux, dans le plus grand confort, durant quatre mois. Puis, je demandai à rencontrer un interprète. Le sultan, à cette époque, était Abou Al-‘Abbas Ahmed. On m’indiqua un homme vertueux, nommé Yousouf At-Tari, qui était en fait le médecin du sultan et l’un de ses plus proches conseillers. Je fus très content d’entendre cela et je demandai son adresse. On m’y conduisit. Une fois chez lui, je lui racontai mon histoire et la raison pour laquelle j’étais venu à Tunis (i.e. que je souhaitais embrasser l’islam). Il se montra extrêmement enthousiaste et se sentit privilégié que cela se fasse par son intermédiaire. Nous nous rendîmes au palais du sultan. Il raconta mon histoire au sultan et lui demanda la permission de me présenter à lui. Le sultan accepta et je me présentai à lui. La première chose qu’il me demanda fut mon âge. Je lui dis que j’avais trente-cinq ans. Puis il m’interrogea sur mon éducation et sur les sciences que j’avais étudiées.

Après avoir entendu ma réponse, il dit : « Ta venue ici est la venue de la bonté de Dieu. Sois musulman, par la grâce de Dieu. » Je me tournai vers le médecin et lui dis: « Dites à l’honorable sultan qu’à chaque fois qu’une personne change de religion, ses semblables la diffament et parlent en mal d’elle. Je lui serais reconnaissant d’envoyer chercher les prêtres chrétiens et quelques marchands de cette ville, de les interroger à mon sujet et d’écouter ce qu’ils auront à dire. Puis, si Dieu le veut, j’embrasserai l’islam. » Le sultan me dit, par l’intermédiaire de l’interprète : « Tu me demandes ce qu’Abdoullah bin Salam a demandé au Prophète lorsqu’il est venu lui annoncer sa conversion. » Il envoya chercher les prêtres et certains marchands chrétiens et me fit asseoir dans une pièce adjacente où ils ne pouvaient me voir. Le sultan leur demanda : « Qu’avez-vous à dire au sujet de ce jeune prêtre qui est récemment arrivé par bateau ? »
Ils dirent : « C’est un érudit très versé dans notre religion. Nos évêques disent qu’il est le plus instruit d’entre nous et que nul ne se situe à son niveau en matière de savoir religieux. » C’est alors que le sultan me fit entrer dans la pièce devant eux où je prononçai l’attestation de foi (i.e. que nul ne mérite d’être adoré à part Dieu et que Mohammed est Son messager). Lorsque les chrétiens m’entendirent prononcer ces paroles, ils se signèrent et dirent : « Rien ne l’a poussé à faire cela si ce n’est son désir de se marier, car dans notre religion, les prêtres ne se marient pas. »

Et ils quittèrent, en état de choc. Le sultan me fixa une somme d’un quart de dinar par jour et me fit épouser la fille d’al-Hajj Mouhammad As-Saffar. Lorsque vint le moment de consommer le mariage, il me donna cent dinars d’or et une magnifique garde-robe. Je consommai mon mariage et Dieu, de par Sa grâce, me donna un fils que je nommai Mouhammed, en hommage au Prophète. »

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