Histoire
Kazan, première métropole musulmane de Russie
Avant d’être la ville-hôte de l’Équipe de France pour la prochaine Coupe du Monde, Kazan fut, surtout, la première métropole musulmane de Russie, à l’histoire aussi glorieuse que tragique…
C’est il y a un peu plus d’un millénaire, en l’an 1005, que la ville est fondée aux confins de l’Europe et de l’Asie par les Bulgares de la Volga, une ethnie turque convertie à l’islâm quelques décennies plus tôt, en 922, par des émissaires abbassides, dont le fameux ibn Fadlan – une date qui fait d’ailleurs de l’islâm une religion plus ancienne sur le territoire russe actuel que le christianisme. Pôle important sur la route commerciale de la Volga qui relie la Scandinavie à Bagdad, Kazan devient un duché tatar vassal de la Horde d’Or suite aux grandes invasions mongoles du 13ème siècle.
Ce n’est qu’au 15ème siècle que la cité tatare sort de sa torpeur pour connaître son apogée : devenue la capitale du puissant khanat de Kazan sous l’impulsion de l’émir Ulugh Muhammad, la ville impose son joug à Moscou et toute sa région, qui doivent verser tribut. Chaque année ou presque, les raids des khans s’abattent sur les terres du grand-duché de Moscou, amenant leur lot d’esclaves russes à Kazan. En 1521, Kazan se rapproche des autres khanats musulmans de la région (Crimée, Astrakhan), formant une puissante alliance militaire qui, à nouveau, ravage la Moscovie.
Mais Kazan n’est pas qu’une puissance militaire : pôle de sciences islamiques autant que mondaines, elle abrite d’innombrables librairies au sein de ses mosquées et madrasas. Fait rare pour l’époque, la plupart de ses habitants sont en effet instruits et lettrés. Son marché, le Taş Ayaq, est le carrefour commercial de toute la région, et l’abondance d’or qui y règne ainsi que le luxe de ses palais et mosquées font la réputation de Kazan, cité prospère au cœur des steppes. La mosquée de Qolşärif, imâm, professeur et poète réputé, attire des étudiants en science de toute la Russie actuelle, et au-delà.
Mais cet âge d’or va bientôt prendre fin : divisé entre les pro-Russes et les partisans d’une alliance voire d’une union avec les Tatars de Crimée et les Ottomans, le khanat de Kazan sombre dans les intrigues de cour, les trahisons et, bientôt, la guerre civile. Il n’en faut pas plus au tsar Ivan le Terrible pour pousser son avantage : en 1552, à la tête de la plus grande armée russe jamais réunie, il met le siège devant Kazan. Après un mois de bombardements intensifs, les canons des assaillants finissent par ouvrir une brèche dans les murailles, où s’engouffrent les Russes : malgré une résistance héroïque, où Qolşärif tombe martyr les armes à la main en défendant la citadelle de Kazan avec ses nombreux étudiants, les défenseurs de la ville sont écrasés par le poids du nombre.
La plus grande partie de la population est massacrée : certains parlent d’une centaine de milliers de morts. Les sublimes mosquées et palais de la ville sont détruits avec rage, quand ils ne sont pas ravagés par les flammes des incendies qui se déclarent partout. Quant à la population tatare, elle est convertie par les prêtres orthodoxes sous la menace de l’épée ou expulsée manu militari dans des endroits isolés de tout, loin des fleuves, routes et surtout de Kazan. La noblesse et l’administration du khanat sont systématiquement éliminés, et les terres colonisées par des paysans ou soldats russes orthodoxes.
Après deux siècles de chape de plomb, Kazan connaît une certaine renaissance à partir de la fin du 18ème siècle, lorsque l’impératrice Catherine II y autorise à nouveau la construction de mosquées. La mosquée Marjani sort ainsi de terre en 1770, et le Qur’ân y est pour la première fois imprimé en russe en 1801. L’identité culturelle tatare revit également à partir de 1905, lorsque les premiers théâtres et journaux en langue locale apparaissent à Kazan. Tout semble alors possible…
Au point qu’en 1917, à la faveur de la Révolution d’Octobre, les musulmans de Kazan proclament leur indépendance en une éphémère ‘République islamique de l’Oural’ : écrasée dans le sang par l’Armée Rouge l’année suivante, la ville subit, à nouveau, la fureur bolshevik. Les mosquées de Kazan sont encore une fois détruites, cette fois-ci sous l’étendard rouge de la révolution marxiste; pire, Lénine et ses sbires organiseront sciemment une famine qui emportera jusqu’à 2 millions de paysans Tatars, un crime de guerre sans précédent que d’aucuns qualifieront de génocide… Avant que Staline ne s’emploie méthodiquement à tenter d’éliminer la culture tatare et islamique de la région, qui connaît néanmoins un certain renouveau depuis la chute de l’URSS, comme l’illustre la reconstruction de la mosquée de Qolşärif.